Remarque sur les choix narratifs de "MAUSS" d'Art
Publié : 23 septembre 2006, 11:51
Remarques sur les choix narratifs de MAUSS d'Art Spiegelman, ou "c'est pas pour les mickeys"
"Mauss" , c'est un homme transcrivant le témoignage de son père, survivant de l'holocauste - alternant "dialogue" filial et description de la vie d'un jeune juif en Pologne depuis les années trente jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale. L'enrôlement dans l'armée polonaise et la capture par l'armée allemande, le premier passage dans un camp de prisonniers allemand, puis la lente chute dans la misère et la fuite face aux déportations, pour finir par la capture et le séjour d'un an dans le camp d'Auschwitz.
Spiegelman, conscient de l'audace de son projet, use d'un ton factuel et dépouillé, sans lyrisme ni dramatisation - que le sujet autorise difficilement, tant son impact ne dépend d'aucun artifice. Il s'inclut dans le récit afin d'exprimer ses doutes et scrupules et éventuellement de prévenir certaines critiques, se dédouanant des choix narratifs faits par son père; comme des imprécisions de leur représentation. Cela lui permet également d'exposer la manière dont les oeuvres passées et les chapitres déjà publiés ont influencé la conduite des entretiens avec son père, qui fournissent la substance du récit. On voit que son oeuvre n'est pas un témoignage direct mais la réception de ce témoignage, et sa recréation.
Cette démarche n'est pas un dispositif gratuit car elle évite par exemple la mystification propre aux arrogants énoncés scientifiques et journalistiques adressés au grand public, qui font abstraction des conditions de fabrication du savoir.
Le caractère lacunaire et intersubjectif des bribes de renseignements historiques n'est ici pas masqué; ainsi de la destruction du journal de la mère de l'auteur, et des interventions de ce dernier pour orienter le récit de son père. L'exposition détaillée du travail de recueil et de mise en forme du matériau-témoignage s'apparente à une méthode ethnologique. L'auteur ne domine pas son sujet - il tente plutôt d'apprivoiser sa source - et ne joue pas au narrateur objectif , mais rend compte des différents filtres successsifs qui qui séparent les faits de leur description, et de sa dépendance vis-çà-vis de l'"informateur privilégié".
La mise en abîme qui en résulte, loin de créer une distanciation, nous relie à ce passé inconcevable. D'autant plus que ces événements ont eu lieu, et que l'absence de dramatisation renforce le sentiment de réalité. En allant et venant entre présent et passé, Spiegelman ne nous décrit-il pas cette contemporanéité avec les camps, dans lesquels continuaient à vivre de nombreux rescapés comme son père enfermé dans les comportements qui lui avaient permis de survivre, prisonnier jusqu'à sa mort?
Alors si en dessinant les juifs comme des souris, il reprend ironiquement le discours nazi qui les réduisait à des rats, et atténue peut-être notre empathie et notre perception de leur déshumanisation physique, il court-circuite tout voyeurisme. C'est le choix conscient d'un auteur pour rendre compte des limites de sa capacité de représentation .
Spiegelman ne pousse pas non plus l'interprétation théorique du sujet, en amont ou en aval du récit: modestement, il relate ce qu'il a entrevu d'un individu, ce dernier aussi insondable que les évènements qu'il a traversés. Mais de la sorte il offre au lecteur un maximum d'éléments d'analyse sur une réalité qu'il n'a enfermée dans aucune lecture particulière (avec toutes les limites qu'il nous a néanmoins exposées - clé en main). Ici la forme est une question d'éthique. L'existence de cette oeuvre prouve qu'il refuse la tétanisation de la pensée devant l'horreur absolue; même s'il laisse la théorie aux historiens. L'exploration des limites qu'il s'est imposées est suffisamment aboutie. N'a-t-il pas déjà fait exploser les cadres séparant culture populaire et art contemporain, témoignage historique et art, histoires individuelle et collective?
Ce travail répond à une nécessité intérieure. Son oeuvre l'a choisi , et il fait ce qu'il peut avec: c'est une part de sa vie dont il tente de s'accomoder au mieux (quelques indices autobiographiques dans lesquels il tombe le masque du rongeur nous renseignent sur l'aspect thérapeutique de cette quête familiale). Ces petits mickeys sont sa manière de concilier l'exigence de transmission d'un témoignage historique, et le tabou de la représentation de l'holocauste.
Et une tentative pour se libérer de l'emprise des morts.
"Mauss" , c'est un homme transcrivant le témoignage de son père, survivant de l'holocauste - alternant "dialogue" filial et description de la vie d'un jeune juif en Pologne depuis les années trente jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale. L'enrôlement dans l'armée polonaise et la capture par l'armée allemande, le premier passage dans un camp de prisonniers allemand, puis la lente chute dans la misère et la fuite face aux déportations, pour finir par la capture et le séjour d'un an dans le camp d'Auschwitz.
Spiegelman, conscient de l'audace de son projet, use d'un ton factuel et dépouillé, sans lyrisme ni dramatisation - que le sujet autorise difficilement, tant son impact ne dépend d'aucun artifice. Il s'inclut dans le récit afin d'exprimer ses doutes et scrupules et éventuellement de prévenir certaines critiques, se dédouanant des choix narratifs faits par son père; comme des imprécisions de leur représentation. Cela lui permet également d'exposer la manière dont les oeuvres passées et les chapitres déjà publiés ont influencé la conduite des entretiens avec son père, qui fournissent la substance du récit. On voit que son oeuvre n'est pas un témoignage direct mais la réception de ce témoignage, et sa recréation.
Cette démarche n'est pas un dispositif gratuit car elle évite par exemple la mystification propre aux arrogants énoncés scientifiques et journalistiques adressés au grand public, qui font abstraction des conditions de fabrication du savoir.
Le caractère lacunaire et intersubjectif des bribes de renseignements historiques n'est ici pas masqué; ainsi de la destruction du journal de la mère de l'auteur, et des interventions de ce dernier pour orienter le récit de son père. L'exposition détaillée du travail de recueil et de mise en forme du matériau-témoignage s'apparente à une méthode ethnologique. L'auteur ne domine pas son sujet - il tente plutôt d'apprivoiser sa source - et ne joue pas au narrateur objectif , mais rend compte des différents filtres successsifs qui qui séparent les faits de leur description, et de sa dépendance vis-çà-vis de l'"informateur privilégié".
La mise en abîme qui en résulte, loin de créer une distanciation, nous relie à ce passé inconcevable. D'autant plus que ces événements ont eu lieu, et que l'absence de dramatisation renforce le sentiment de réalité. En allant et venant entre présent et passé, Spiegelman ne nous décrit-il pas cette contemporanéité avec les camps, dans lesquels continuaient à vivre de nombreux rescapés comme son père enfermé dans les comportements qui lui avaient permis de survivre, prisonnier jusqu'à sa mort?
Alors si en dessinant les juifs comme des souris, il reprend ironiquement le discours nazi qui les réduisait à des rats, et atténue peut-être notre empathie et notre perception de leur déshumanisation physique, il court-circuite tout voyeurisme. C'est le choix conscient d'un auteur pour rendre compte des limites de sa capacité de représentation .
Spiegelman ne pousse pas non plus l'interprétation théorique du sujet, en amont ou en aval du récit: modestement, il relate ce qu'il a entrevu d'un individu, ce dernier aussi insondable que les évènements qu'il a traversés. Mais de la sorte il offre au lecteur un maximum d'éléments d'analyse sur une réalité qu'il n'a enfermée dans aucune lecture particulière (avec toutes les limites qu'il nous a néanmoins exposées - clé en main). Ici la forme est une question d'éthique. L'existence de cette oeuvre prouve qu'il refuse la tétanisation de la pensée devant l'horreur absolue; même s'il laisse la théorie aux historiens. L'exploration des limites qu'il s'est imposées est suffisamment aboutie. N'a-t-il pas déjà fait exploser les cadres séparant culture populaire et art contemporain, témoignage historique et art, histoires individuelle et collective?
Ce travail répond à une nécessité intérieure. Son oeuvre l'a choisi , et il fait ce qu'il peut avec: c'est une part de sa vie dont il tente de s'accomoder au mieux (quelques indices autobiographiques dans lesquels il tombe le masque du rongeur nous renseignent sur l'aspect thérapeutique de cette quête familiale). Ces petits mickeys sont sa manière de concilier l'exigence de transmission d'un témoignage historique, et le tabou de la représentation de l'holocauste.
Et une tentative pour se libérer de l'emprise des morts.