Des Os dans le désert

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Loudon dodd
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Des Os dans le désert

Message par Loudon dodd »

La trame pourrait avoir été imaginée par un James Ellroy qui aurait
perdu tout sens de la mesure, multipliant par dix, par cent les
cadavres qui jalonnent les pages de ses récits, en une longue théorie
de cadavres de femmes violées et mutilées. Un Ellroy qui aurait noirci
jusqu'à l'absurde ses personnages de policiers véreux, qui pousseraient
l'impudence jusqu'à déclarer les meurtres résolus, les assassins hors
d'état de nuire, alors qu'au même moment des femmes continuent de
disparaître, des corps mutilés à être découverts. On croiserait dans ce
roman, pêle-mêle, des trafiquants de drogue satanistes protégés par les
autorités fédérales, des serial-killers etdes hommes d'affaires friands d'orgies sanglantes dans des ranchs perdus dans le désert.


C'est cette histoire, évidemment trop confuse et abracadabrante pour
être une fiction, qu'a entrepris de raconter le journaliste et écrivain
mexicain Sergio Gonzalez Rodriguez avec Des Os dans le désert,
compte-rendu d'une enquête menée durant sept ans sur les assassinats en
série de femmes perpétrés dans la ville de Ciudad Juarez, à la
frontière entre le Mexique et les Etats-Unis : depuis 1993, près de 500
femmes y ont été assassinées, plusieurs centaines d'autres sont portées
disparues. Pour la majeure partie d'entre elles, il s'agissait de
jeunes femmes, voire des adolescentes, parfois des enfants, et pauvres.
Dans un certain nombre de cas, elles ont été préalablement violées et
torturées plusieurs jours durant, avant d'être étranglées.


Selon les autorités de l'Etat de Chihuahua (où est située Ciudad
Juarez), ces crimes seraient pour l'essentiel dus à la "violence
domestique". 80% d'entre eux auraient été résolus, et comme de toute
façon l'on meurt partout, les homicides de femmes à Ciudad Juarez n'ont
rien d'exceptionnel. André Breton n'avait pas tort lorsqu'il avait fait
du Mexique le pays par excellence de l'humour noir...


Le ressortissant égyptien Abdel Latif Sharif Sharif aura été une
victime exemplaire de cet humour très particulier de la justice
mexicaine : arrêté quelques mois après son arrivée au Mexique, suspecté
d'être le principal auteur des meurtres de femmes de Ciudad Juarez, il
permet à la police d'annoncer triomphalement que sa capture marque la
fin de la série meurtrière. Comme il est patent que les disparitions et
les homicides se poursuivent malgré l'arrestation de leur auteur
présumé, ce dernier se voit alors accusé de téléguider les assassinats
depuis sa cellule. Condamné à trente ans de prison, l'innocence de
Sharif Sharif sera finalement reconnue. Mais il décèdera en prison,
juste avant sa libération, "dans des conditions suspectes", précise
Gonzalez Rodriguez.


Le décalage entre la réalité des faits (des crimes en série qui se
poursuivent sans discontinuer depuis quatorze ans) et les discours
tenus par les autorités à propos de ces mêmes faits (en gros, la
situation est redevenue normale après n'avoir jamais été anormale)
participe de la même atmosphère surréaliste (Gonzalez Rodriguez parle
de twilight zone),
sur fond de cauchemar urbanistique, de misogynie structurelle, de
corruption généralisée et de trafic de drogue. De corruption et de
trafic, surtout.


Ce sont les trafiquants de drogue, leur folklore barbare et leurs
accointances avec les autorités qui constituent en effet selon Gonzalez
Rodriguez l'un des noyaux de cette sordide et complexe affaire : il
faut pour découvrir la vérité examiner cette zone grise au sein de
laquelle ils agissent, zone grise qui est aussi et surtout le lieu où
se rencontrent le pouvoir économique (légal et illégal) et le pouvoir
politique, zone grise autour de laquelle gravitent des criminels
isolés, stimulés par l'impunité dont semblent jouir les assassins de
femmes dans cette ville-frontière et qui agissent par mimétisme
(phénomène décrit par les profilers sous le terme de copycat.)
Les principaux auteurs de ces crimes, intouchables car protégés par le
pouvoir (ou qui en font partie), ne sont jamais inquiétés et dans les
cellules qu'ils devraient occuper croupissent des innocents, qui ont
sous la torture avoué leur responsabilité dans des crimes qu'ils n'ont
pas commis.


Qu'une imposture aussi énorme puisse justifier si longtemps un
discours officiel lénifiant implique que soit mise en place une
politique volontariste qui vise, non pas à mettre un terme aux crimes
commis à Ciudad Juarez, mais à faire taire les voix discordantes. C'est
ainsi que Mario César Escobedo Anaya, jeune avocat en charge de la
défense d'un chauffeur de bus accusé d'être l'un des serial killers
de Ciudad Juarez, est assassiné dans sa voiture en juin 2002 par un
groupe d'agents de police. Les fonctionnaires expliqueront qu'il
s'agissait en fait d'une méprise : ils avaient confondu la voiture de
l'avocat avec celle d'un criminel en fuite. Les autorités judiciaires,
après avoir promis sous la presssion de l'opinion publique de faire
toute la lumière sur cette étrange bavure, dévoileront, au terme d'une
enquête dont on aimerait connaitre le détail, leur conclusion : les
policiers auraient agi en état de légitime défense. Le Mexique est
décidément bien le pays de l'humour noir...


Sergio Gonzalez Rodriguez rapporte les intimidations dont il a lui-même
été l'objet, et qui sont allées jusqu'à la tentative d'enlèvement. Là
encore, le tragique rencontre le grotesque : s'étant rendu dans un
commissariat de Mexico afin de porter plainte, il s'est entendu
répondre par un fonctionnaire de police que l'on ne pourrait ouvrir une
enquête que s'il pouvait fournir des photographies de l'un de ses
agresseurs, qui avait retiré de l'argent avec la carte bancaire qu'il
avait extorquée au journaliste. "En d'autres termes, écrit ce dernier,
ils me demandaient de faire une partie leur travail. Ils ne m'ont
jamais revu." Comment et pourquoi une police pourrait-elle se montrer
plus compétente dans un pays dont le porte-parole de son gouvernement
explique froidement que celui-ci est impuissant face à la corruption
policiaire et judiciaire, et qu'il "connait ses limites" ? Lorsqu'on
lui demande comment il est parvenu à trouver le courage de continuer
son enquête dans des circonstances aussi défavorables, Sergio Gonzalez
Rodriguez répond que "le courage dont les victimes ont fait preuve
lorsqu'elles ont affronté jusqu'au dernier moment l'indignité de leur
mort doit à jamais nous délivrer de la peur."


Bien qu'il s'agisse d'une "non-fiction", l'auteur de Des Os dans le désert
ne s'interdit pas la prétention à la littérature, non pour enjoliver
son enquête, non plus que par volonté de la rendre attrayante, mais
parce que les ressources de l'art narratif lui semblent indispensables
à l'intelligibilité de son propos : la narration doit être "considérée
comme un modèle d'argumentation éthique et morale car (...) un argument
implique autant de raisonnement logique qu'une structure narrative."
Qui plus est, indique Vincent Raynaud dans sa préface au récit de
l'écrivain mexicain, les "pouvoirs de la littérature" doivent servir à
éviter que la tragédie de Ciudad Juarez ne sombre dans les "travers
opposés, mais également déplorables", d'une part du silence, d'autre
part de l'indifférence, rejoignant ainsi la fonction que Kafka
assignait à la littérature : briser à coups de pic la glace qui
emprisonne nos coeurs.


Il faut avouer toutefois que, dans ce domaine, Des Os dans le désert
ne tient pas toutes ses promesses : il manque aux descriptions de
Ciudad Juarez la puissance d'évocation déployée, à propos de Los
Angeles, par un Mike Davis dans City of Quartz, et à celles des
abîmes cachés derrière le mot "pouvoir", la subtilité de suggestion
d'un Leonardo Sciascia (Sciascia et Davis sont tous deux mentionnés
dans le livre de Sergio Gonzalez Rodriguez.) Il y a toutefois un
endroit dans le livre où les "pouvoirs de la littérature" atteignent à
leur plus haut degré d'incandescence : il s'agit du chapitre intitulé
"la vie interrompue", qui déploie, sur une quinzaine de pages, la liste
des victimes des meurtres de Ciudad Juarez, mentionnant, outre leur nom
(quand celui-ci est connu), les circonstances de leur mort et la date à
laquelle a été découvert leur cadavre, sans autre commentaire que, en
conclusion de cette litanie macabre, une citation, magnifique, tirée de
La Croisade des enfants de Marcel Schwob, et placée là en guise d'épitaphe :


"Et tu me rendras les corps de mes enfants, mer innocente et consacrée
; tu les porteras vers les grèves de l'île ; et les prébendaires les
déposeront dans les cryptes du temple ; et ils allumeront, au-dessus,
d'éternelles lampes où brûleront de saintes huiles, et ils montreront
aux voyageurs pieux tous ces petits ossements blancs étendus dans la
nuit."
Tous ceux qui paraissent fous le sont, et encore la moitié de ceux qui ne le paraissent pas
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Loudon dodd
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Des Os dans le désert

Message par Loudon dodd »

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Kei
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Message par Kei »

C'est très joliment écrit tout ça. Mais je vais quand même me permettre une remarque : cela ressemble plus à un compte rendu de lecture qu'à une critique. Tu racontes une bonne partie du livre dans cette critique, et dans la mesure où c'est apparement le grand guignolesque des déclarations successives des autorités et le surréalisme des actions qui fait tout l'intêret du livre, il me semble que tu gâches un peu la lecture.


Ceci dit, moi et ma mémoire n'en avons pas grand chose à faire puisque j'ai déjà oublié quasiment tout ce qui est écrit :/ Un jour il faudra que j'aille me faire soigner, ça risque de devenir un problème.
Stupid ! Stupid rat creatures !
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Loudon dodd
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Des Os dans le désert

Message par Loudon dodd »

Merci pour ta lecture et pour tes commentaires.


Ceci dit, je ne suis pas d'accord avec toi lorsque tu opposes compte-rendu et critique : si une critique ne tend pas à rendre compte du livre sur lequel elle porte, en quoi peut-elle donc consister ? A donner simplement son avis, son sentiment sur le livre ? Cela me semblerait assez réducteur. Je crois qu'il faut plutôt avant tout informer le lecteur sur ce que contient le livre, et je ne pense pas que cela soit de nature à "gâcher" la lecture, si toutefois on entend cette dernière comme une expérience forcément singulière, une rencontre entre un lecteur et un ouvrage : il n'y a pas de suspense sur le contenu à préserver, sauf si le livre ne trouve son intérêt que dans son intrigue (un roman policier par exemple.)


En fait, l'intérêt du livre ne réside pas essentiellement dans l'aspect ubuesque du comportement des autorités (le ton que j'ai donné à ma critique n'est pas le ton majoritairement utilisé dans le livre), et je suis loin d'avoir révélé la majeure partie du contenu de l'ouvrage. Mais le fait qu'à la lecture de ce texte tu en viennes à supposer l'un et l'autre me laisse à entendre que mon travail est loin de parvenir à rendre compte fidèlement du contenu de l'enquête de Gonzalo Rodriguez.
Tous ceux qui paraissent fous le sont, et encore la moitié de ceux qui ne le paraissent pas
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