[Critique BD] Nuit Noire - CHAUVEL, LERECULEY

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iscarioth
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[Critique BD] Nuit Noire - CHAUVEL, LERECULEY

Message par iscarioth »

Nuit Noire

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Dessins : Jérôme LERECULEY
Scénario : David CHAUVEL
Couleurs : Jean-Luc SIMON
Editeur : Delcourt
Format : Album INTEGRALE (138 pages, grande taille)


Joey et Marc sont amis depuis lenfance. Malgré leurs personnalités divergentes, quil est difficile de synthétiser en quelques mots, ils forment un véritable couple damis. Un jour, Joey abat, dans lun de ses excès de fureur, deux policiers. Marc, bouleversé, mais incapable de se séparer de son ami, va sengager avec lui dans une fuite vers lEspagne. Le road-movie commence


Les auteurs

David Chauvel est lun des scénaristes français les plus prolifiques de la Bande Dessinée contemporaine. Il explose dans les années quatre-vingt-dix avec la série « Les Enragés », dessinée par Erwän Le Saëc, qui connaît un bon succès en librairie. En 1996, juste avant la sortie du quatrième tome des « Enragés » sort, en avril, le premier épisode de « Nuit Noire ». Les deux autres tomes paraissent en février et novembre de lannée suivante, refermant le triptyque. Jérôme Lereculey est lui moins présent dans le paysage du neuvième art français. En plus de « Nuit noire », il na dessiné que la série des « Arthur », elle aussi scénarisée par Chauvel.



Thématique et Psychologique

« Nuit noire », plus quun polar au style assez classique, est une BD qui pose des questions, qui montre des problèmes et qui aborde de nombreux thèmes.
Le thème principal du triptyque est sans conteste lamitié. Joey et Marc sont unis par une amitié forte et lon observe leurs complicités, leurs relations, tout au long du récit. La trame psychologique de « Nuit Noire » est efficace. Elle passionne par un découpage qui souligne les temps morts, qui nous montre les regards complices. On scrute les mimiques des deux protagonistes, on observe leur comportement, on se fait une idée de leur caractère. Très vite, les deux personnages deviennent très familiers. Plus on découvre la personnalité de Joey et Marc et moins on les voit comme des criminels en cavale. Une sorte de « Thelma et Louise » au masculin, en quelque sorte. On peut observer une espèce de dédiabolisation du criminel. Joey nest pas montré comme une bête sanguinaire mais comme un homme déséquilibré, sensible, victime de ce que la vie lui a apporté.



Polar social

« Nuit Noire » propose daborder lavant et laprès meurtre du duo dans une optique assez intéressante. Le découpage est non chronologique. Lhistoire oscille entre trois périodes qui sentremêlent : le jugement du tribunal, la cavale et les souvenirs, de lenfance jusquaux 22 ans. Ce découpage, comparable à celui du célèbre film de Inàrittu « 21 grammes », en rajoute à la puissance du récit et à lémotion qui se dégage de cette expérience humaine. Car « Nuit Noire » est plus quun polar, cest un polar social. Joey et Marc sont deux gamins poussés à la marginalité par une société qui na rien fait pour les intégrer. Les parents aussi, sont dénoncés comme ayant leur part de responsabilité dans cette débâcle. Joey et Marc vivent dans deux archétypes de famille aux problèmes horribles mais, hélas, si courants. Les parents de Marc, dès ladolescence, le délaissent. Ils se disputent incessamment avant dentamer un divorce. Le père de Marc semble ne sentretenir avec son fils que pour connaître la conduite de sa mère. Joey, lui, supporte mal un père violent qui le contraint à quitter la maison et à séloigner dune mère et dun petit frère quil aime. Cette déliquescence du cocon familial, montré comme lun des maux principaux de la jeunesse de Joey et Marc, est un constat qui fait penser à celui délivré par « Bully » et « Ken Park », les deux films de Larry Clark. La vie de Joey et de Marc, est celle de beaucoup de jeunes. Maltraités par leurs parents, les deux enfants trouvent refuge dans le milieu urbain. Autour des cités HLM, ils forment leur cocon. Cest la génération banlieue. Cest en ce sens que « Nuit Noire » est un constat social. Le triptyque renvoie souvent à des problèmes déjà dénoncés par certains groupes de rap comme "NTM" avec des chansons comme « Laisse pas traîner ton fils ». Pour tout cela, « Nuit Noire » est, plus quun simple polar, une histoire incroyablement humaine.



Free Cinema ?

Cette bande dessinée scrute le réel, le quotidien fiévreux dune jeunesse névrosée et abandonnée avec la rigueur documentaire des films de Ken Loach. Il est assez difficile de réaliser, pour le cinéma, une fiction à grande teneur documentaire. La chose est encore plus difficilement envisageable au travers dun support comme la bande dessinée. Pourtant, en lisant « Nuit Noire », on y croit. De nombreuses scènes ne sont pas dialoguées et laissent place à lobservation minutieuse des gestes, expressions et ambiances. Les dialogues semblent relevés sur le vif, comme un témoignage. Dans « Nuit Noire », toute lémotion passe en filigrane. A aucun moment, dans les trois volumes, un personnage apparaît pour déblatérer un pamphlet haineux et partisan. On est devant « Nuit Noire » comme devant un film dit « réaliste » ou « documentaire » : non dirigé, on évolue au travers de lobservation et avec comme arme principale, lémotion.
Il est difficile de parler dune Bande Dessinées scénarisée par Chauvel sans évoquer le cinéma. Le découpage de « Nuit Noire » rappelle parfois celui dun story-board. Chauvel ne sen cache pas. Il révèle, dans une interview accordée à BdParadisio : « On m'a toujours dis que je faisais du découpage cinématographique. Je ne faisais pas un dessin, je faisais du découpage, qui pour moi, était évident, le seul possible Maintenant, je crois qu'effectivement cela fait partie de ma façon de raconter ».




Justice, machine matrice

Autre thème évoqué par « Nuit Noire » après la famille, la délinquance, la banlieue et lenfance : la justice. Tout au long de « Nuit Noire », on voit Marc être jugé pour complicité de meurtre. Alors que cette scène est assez anodine, lorsquelle traite dun jeune inconnu, elle choque ici, parce quelle sen prend à un jeune homme que nous découvrons peu à peu et auquel nous nous attachons. Le fait que lon apprend à connaître Marc dans la chaleur de sa vie et quon le voit ensuite humilié, mis à nu dans un tribunal où il est défendu et attaqué par des avocats maniant une rhétorique malsaine, choque. Un sentiment de frustration se dégage et atteint son sommet dans le troisième tome. Quelque soit la réponse de la justice aux actes de Marc, celle-ci ne connaîtra jamais, contrairement au lecteur, ces fameuses « circonstances atténuantes » qui parsèment les souvenirs denfance du jeune homme, dévoilés tout au long de lintrigue.



Peu accrocheur

Dans les couloirs dune bibliothèque ou dans les rayons dune librairie, « Nuit Noire » nest pas forcément la BD qui, à la vue et au feuilletage, attire franchement la curiosité. Le dessin de Lereculey, assez classique, fait même penser à certaines bandes dessinées que lon peut qualifier de « bon marché » comme « Jo » de Derib
. Rien à voir avec lapothéose graphique que Lereculey impose avec la série « Arthur ». On dirait franchement que les deux séries ont été dessinées par deux auteurs différents. Malgré son aspect un peu reboutant, le dessin épuré de Lereculey sied bien à lhistoire contée par Chauvel. On peut remarquer la parfaite maîtrise des décors de la part du dessinateur, qui sest inspiré de sa jeunesse dans les quartiers de Rennes. Bizarrement, les planches rééditées en noir et blanc, pour lintégrale sortie en 2001, sont plus convaincantes que celles présentées dans lédition originale, en couleur. Il faut dire que Lereculey a effectué un remarquable travail sur la lumière.



Au sens strict, le scénario de « Nuit Noire » ne brille pas pour son originalité. Ce sont les thèmes soulevés et les questions posées qui haussent le propos. Le ton employé, comme lémotion suscitée, est fort. Pour un peu plus de 10 euros, et dans toutes les bonnes libraires, vous pourrez vous procurer lédition intégrale de ce triptyque qui avoisine les 150 pages. Une affaire à ne pas manquer !


Note : 8/10


Quelques liens vers des interviews :

http://perso.wanadoo.fr/bchapas/delcour ... noire.html
http://www.auracan.com/Interviews/Lerec ... culey.html
http://www.bdparadisio.com/intervw/chauvel/intchauv.htm
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Daggy
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[Critique BD] Nuit Noire - CHAUVEL, LERECULEY

Message par Daggy »

:) Elle est intéressante cette critique.

Les références aux auteurs issus du monde cinématographique correspondent assez bien aux genres qui m'attirent : film social voire documentaire , travail poussé sur la psychologie des personnages. Je trouve assez étonnant la comparaison entre Free Caméra et scénarimage. Car d'un côté, on a un procédé cinématographique qui repose en grande partie sur l'improvisation et les aléas, de l'autre une phase préparatoire minutieuse qui orchestre la vision d'un monde. Et lorsqu'on parle de la structure graphique d'une BD, parler de Free Caméra, c'est plutôt pertinent^^. Tu as eveillé ma curiosité.

Les liens proposés dans ta critique sont bien vus :wink:
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iscarioth
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[Critique BD] Nuit Noire - CHAUVEL, LERECULEY

Message par iscarioth »

Merci beaucoup, ca m'encourage. Je sais que la comparaison avec le Free Cinema était osée, mais c'est réellement le sentiment que j'ai eu en lisant "Nuit Noire". Si, un jour, tu as l'occasion de lire cette BD, essaye de m'écrire pour voir si tu as ressenti le travail de Chauvel pour ce triptyque de la même façon.
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Daggy
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Message par Daggy »

Si je peux la consulter sur place, je prendrai le temps d'y jeter un coup d'oeil.
Et I'll be back !
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iscarioth
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Message par iscarioth »

Belfégore a écrit : ps : une coquille sur "rebutant" (à propos du dessin)
le rebouteux, c'était le marabout de la France profonde il y a quelques temps... enfin, peut-être y en a-t-il encore :ooops:

Merci, j'avais un gros doute là dessus :bwehe:

enfin, j'aime bien les BD polars, cela passe très bien mais ce n'est apparemment pas celui qui a le plus de succès.
(ya toujours des monstres dans les BD à succès, qu'ils s'appellent Troll ou Titeuf. )

C'est vrai que c'est un genre BD qui n'a jamais vraiment marché commercialement. Si le polar format BD t'interesse, je te conseille aussi de lire "Les Enragés". C'est aussi de Chauvel, le grand manitou francais du genre (peu exploité) :) "Les enragés", c'est beaucoup moins social et psychologique et ca donne dans un polar plus "cliché", mais ca se laisse lire (5 volumes, en bibliothèque).

Il y a beaucoup de genre, comme le polar ou l'horreur, qui sont très prisés au ciné et pas du tout en BD. Beaucoup croient qu'une BD ne peut pas jouer sur le même terrain que le septième art et communiquer autant d'émotions.
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