Hedda Gabler [pièce de théâtre]

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Blodwen
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Hedda Gabler [pièce de théâtre]

Message par Blodwen »

Bonjour. :)

Hedda Gabler, Henrik Ibsen

L'histoire

Hedda Gabler est un drame en quatre actes publié en 1890 par le Norvégien Henrik Ibsen, à qui l'on doit également Per Gynt.
Agée d'une trentaine d'années, Hedda Gabler a effectué un mariage de convenance avec un homme qu'elle n'aime pas, Jørgen Tesman. La pièce démarre sur le retour du voyage de noces en Europe pour les besoins de la thèse du mari sur L'économie domestique au Moyen-Age en Europe de l'Est. La situation va dégénérer. Hedda est enceinte et cherche à le cacher.
Son père, le Général Gabler qui l'a élevée lui a appris à monter à cheval comme un homme, et lui a légué deux revolvers. Elle s'ennuie « à mourir » dans son nouvel environnement bourgeois. Son ancien amant, qu'elle a voulu tuer, Ejlert Løvborg, revient. Ecrivain, il utilise pour "muse" Thea Elvstedt, une ancienne camarade d'école qu'Hedda tyrannisait.

Hedda est avant tout victime d'un entourage médiocre et de son statut social. Seul le conseiller Brack la comprend, et en profite, s'amusant de sa cruauté envers les autres. Si elle rejette Thea depuis leur enfance, elle la déteste surtout d'oser franchir le pas qu'elle se refuse à faire : quitter son mari pour Løvborg, se moquant du « qu'en dira-t-on » pour suivre ses désirs. Théa est en quelque sorte le double inversé d'Hedda, réussissant sa vie là où son ancienne 'bourreau' étouffe de plus en plus dans un univers confiné, loin de ses ambitions, et un environnement rural isolé qui n'arrange rien. L'opposition est autant psychologique que physique puisqu'aux cheveux d'un beau châtain, mais pas très fournis, au teint mat et pâle et aux yeux gris acier d'Hedda correspondent les yeux bleu clair et les cheveux extrêmement blonds, presque blanc jaune, d'une opulence exceptionnelle et ondulés de Thea. Alors que le regard d'Hedda dénote un calme lucide et froid, l'expression de Thea est un peu intimidée et interrogative. [L'italique indique des citations des didascalies lors des premières entrées des deux personnages]

Un projet d'écriture

Les titres d'Ibsen sont souvent vagues ou poétiques: Une maison de poupées, Les Revenants, Le Canard sauvage. Hedda Gabler échappe à cette règle, ce qui surprend immédiatement : le personnage principal donne son titre à la pièce et surtout Hedda est présente à (presque) tous les instants sur scène, chose rare au théâtre. Les deux noms semblent collés : Hedda Gabler, ajoutant ainsi à l'impression étrange qui s'en dégage. Elle conserve le nom de son père, ce que Ibsen justifie en déclarant qu'il a « voulu indiquer par là qu'elle était plutôt à considérer comme la fille de son père que comme la femme de son mari ». L'ombre du Général plane toujours sur la pièce, de la photo décrite dès la didascalie initiale aux allusions fréquentes aux revolvers légués à Hedda par son père et qui préfigurent l'issue dramatique, voire tragique.

Un Classique du Nord

La jeune femme est fascinante : héritière des grandes héroïnes tragiques, comme Médée, elle cristallise les défauts de la société bourgeoise norvégienne du XIXème siècle. Considérée par certains comme un monstre froid, elle demeure profondément attachante par les questions qu'elle suscite et surtout par son ambiguïté permanente. Dès le début la future mère paraît menacée. Elle vient de se lever, entre pour la première fois, et demande presque immédiatement qu'on tire les rideaux (« il entre un océan de soleil ici »). Quand on sait que le mot est féminin en norvégien, la soleil, il est facile d'imaginer qu'elle cherche à masquer sa féminité. On pourrait répondre plus prosaïquement qu'elle vient de se lever, qu'elle n'est pas encore totalement réveillée et que le soleil l'éblouit mais la suite de la pièce confirme le dégoût d'Hedda pour son état. Fille unique, je rappelle qu'elle a été élevée comme un garçon manqué, et que la destruction du manuscrit d'Ejlert Løvborg est apparenté à un infanticide : «Maintenant, je brûle ton enfant, Thea ! [...] L'enfant de toi et d'Ejlert Løvborg. [...] Maintenant, je brûle...maintenant, je brûle l'enfant. » -Fin de l'acte III, traduction de Régis Boyer.

Immortalisée entre autres par Ingrid Bergman, ou plus récemment Isabelle Huppert, Hedda Gabler est l'un des plus beaux rôles féminins de théâtre par sa complexité, son ambiguïté qui mêle sadisme et souffrance. Paralysée par sa peur du scandale et de l'ennui, Hedda est un personnage tragique, fascinant au sens premier d'attraction-répulsion, en quête de compréhension. Son image des hommes est faussée par l'héritage du Père qui ne peut être égalé, ce qui ne l'empêche pas de vouloir dominer Løvborg, de l'amener à faire ce qu'elle souhaite, tout en se détruisant elle-même inexorablement.
En théorie, un complément sur des mises en scène serait nécessaire. J'ai malheureusement raté la dernière en date d'Eric Lacascade, particulièrement connu pour ses scénographies de Tchekhov, et n'ai pu voir que des photographies ou des notes d'autres adaptations.

Des adaptations théâtrales nombreuses

Je ne vais pas évoquer toutes les mises en scène de la pièce mais tenais à montrer certains exemples francophones tout en soulignant qu'elle a été adaptée par Ingmar Bergman.

En 2000, la Comédie de Genève sous la direction de Brigitte Jaques décide d'exploiter au maximum le potentiel psychologique de la pièce : « Le théâtre, comme lieu de l'incarnation du fantasme. L'autre scène, scène du rêve, scène de l'inconscient. Ibsen l'écrivain du combat entre le désir et le monde social. » D'autres notes abondent en ce sens, et sont d'ailleurs très intéressantes sur la vision d'un scénographe et le travail de l'écrit à la scène mais Brigitte Jaques précise aussi que « c'est en tant que figures non-psychologiques que les personnages d'Ibsen sont intéressants : ils se mesurent à ce qu'ils ne comprennent pas.[...] La mise en scène manquerait l'essentiel si elle se contentait des raisons psychologiques et de la description sociologique du monde où évoluent les personnages. »
Pourtant la confrontation entre Hedda Gabler et le conseiller Brack a lieu à la manière d'une séance de psychanalyse, la jeune femme étant allongée sur un sofa, l'homme assis à quelques pas, en retrait. On peut noter à cet égard la note de Brigitte Jaques : « Le jeu du chat et souris avec Brack est très étrange. Comme si le cynisme policier de Brack apportait réellement le drame bourgeois parmi de vieux enfants rêveurs. » . [Je n'ai malheureusement pas trouvé de photos]

Un parti-pris psychologique

La psychologie est toujours dangereuse au théâtre car elle conduit souvent à un symbolisme trop souligné qu'on retrouve dans le fait de représenter la confrontation entre Brack et Hedda en une séance de psychanalyse. Les dialogues parlent d'eux-mêmes surtout lorsque ces deux personnages sont seuls.
Jørgen Tesman est un homme médiocre qui vit pour sa thèse et qui ne sera pourtant jamais un grand historien. Ibsen pousse la caricature du jeune bourgeois gentil mais limité dans le style de Tesman qui semble constamment hésiter comme l'indique la fréquence des "hein ?" pour ponctuer une phrase. S'ils sont probablement un tic de langage, ils évoquent aussi une indécision, renforcée par son malaise face à la froideur de sa femme. Tesman répète souvent bêtement "Pense donc !" même si cette expression est également utilisée par sa tante, mademoiselle Tesman, ou parfois Hedda. Ejlert Løvborg semble condamné dès le départ, par son passé et ne deviendra jamais un écrivain célèbre malgré ses ambitions. Les personnages échouent tous d'une manière ou d'une autre: mort, perte d'un être proche, ou tout simplement échec des désirs de réussite professionnelle ou sociale.

Thea et Brack se démarquent de cette pièce. Gloria Pâris, en 1999 au théâtre de l'Athénée-Louis Jouvet a d'ailleurs décidé d'axer sa scénographie sur le personnage de Thea. Le symbolisme est extrêmement présent : la maison est située en contrebas d'un fjord ce qui conduit d'emblée à lier la figure même des montagnes à l'ambition d'Hedda qui voudrait s'élever alors qu'elle reste prisonnière de son intérieur et celle de l'eau, du reflet, du fond à l'idée de chute. L'absence de fenêtre permet à Hedda d'avoir un pied dehors et l'autre sur la frontière imaginaire entre l'extérieur et l'intérieur, dénotant son malaise et l'idée qu'elle n'appartient pas à ce monde. Dans cette mise en scène, l'actrice porte un pantalon blanc et les cheveux courts. Le pantalon permet de montrer le refus de la féminité - la pièce étant censée se dérouler au XIXème siècle- mais également de couper court aux tentatives de réduction du livre à une époque.
Image Le noir et blanc n'est pas précis mais permet de se faire une idée.

Se focaliser sur le personnage de Thea peut paraître surprenant mais se justifie quand on comprend que la jeune femme est l'antagonisme d'Hedda. Elle représente alors ce que Hedda voudrait devenir et permet au spectateur/lecteur de mieux comprendre le personnage-titre.

Une nouvelle approche : deux scénographies

La pièce a également marqué Alain Françon au point qu'il en propose deux mises en scènes différentes en 1987 et 1990, une au théâtre éclaté d'Annecy et au théâtre de l'Athénée-Louis Jouvet et l'autre au Théâtre du Huitième à Lyon. Il conserve la même distribution à l'exception de l'acteur jouant Tesman, Bertrand Bonvoisin, décédé entre les deux. La particularité que je tenais à souligner à propos de cette mise en scène est que Françon a commandé une nouvelle traduction du livre à Michel Vittoz au lieu de reprendre un texte déjà existant en revendiquant la subjectivité d'une traduction et d'une adaptation. Le texte est pour lui primordial, au-delà des divers symboles que l'on peut trouver dans d'autres scénographies. D'après Vittoz, Françon « tient à expérimenter à en crever le texte tel qu'il est écrit et non à le faire "fonctionner"» ce qui explique des partis-pris de mise en scène à première vue surprenants tels que l'interdiction de s'asseoir pour éviter la « conversation de salon », la contrainte d'être toujours mobile et de jouer dans l'instant, en demandant aux acteurs «de se jeter les yeux bandés dans un précipice en leur assurant que quelques mètres plus bas il y avait un fil sur lequel il leur fallait tomber, puis courir afin que le gouffre soit traversé.» Parti-pris risqué et casse-gueule, sans jeu de mots idiot, dans la mesure où il faut également éviter que les acteurs ne soient dépassés par le texte, et paralysés par des consignes trop exigentes.
Parallèlement il veut aller contre la tradition et représente une Hedda Gabler pleine de vie, refusant le poids de l'éducation du père pour la première mise en scène. La seconde se concentre à nouveau sur les pulsions de mort, s'asseoir est autorisé et la scène étouffe sous les fleurs, et une ambiance tendue.
La tension est de toute façon présente dans le livre, au point qu'on ne peut pas sortir totalement indemnes de cette lecture. Néanmoins cette mise en scène a le mérite de privilégier le texte aux décors contrairement à celles de Gloria Pâris ou de Brigitte Jaques.

La comédie humaine


Hedda Gabler est une pièce de théâtre qui n'a rien perdu de sa force au fil des années. L'ironie mordante d'Hedda, son air blasé, son sadisme et sa souffrance continuent de toucher, de déranger et de fasciner pendant que l'amusement du conseiller Brack devient rapidement machiavélique pour profiter, au moins psychologiquement, du personnage-titre. Brack n'a que faire d'une domination physique (« Bien chère Hedda...croyez-moi...je n'abuserai pas de la situation »
) mais se plaît à manipuler la jeune femme, comme s'il cherchait simplement à montrer qu'il peut le faire, qu'il la comprend. C'est d'ailleurs le seul, d'où son pouvoir sur elle. Il peut anticiper partiellement ses réactions et en jouer. Le personnage est sadique, cynique et machiavélique comme je l'ai déjà souligné. On serait tenté d'y voir un double masculin d'Hedda à ceci près que le conseiller ne souffre pas dans ce monde bourgeois, en tout cas pas au point d'Hedda. Il semble donc seulement s'amuser des interrogatoires qu'il peut faire subir à la jeune femme. La situation est une fois de plus ambiguë puisqu'Hedda ne tente pas de mettre un terme à cette relation et n'est d'ailleurs honnête et sincère qu'avec lui tout en étant consciente de son état.

Hedda (dont le sourire s'efface) : Vous êtes sûrement une personne dangereuse...tout bien pesé.
Brack : Vous croyez ?
Hedda : Oui je commence à le croire. Et je m'en réjouis...tant que vous n'aurez absolument aucune prise sur moi.
Brack (rire équivoque) : Eh oui ! Madame Hedda...Vous avez peut-être raison. Qui sait si, en ce cas, je ne serais pas homme à trouver un moyen ou un autre.


Les deux personnages sont assurément les plus sombres de la pièce, mais également les plus complexes car ils échappent à la caricature, et sont indéniablement les plus intelligents, ne serait-ce que dans leur capacité à utiliser les faiblesses des autres, à les mettre mal à l'aise consciemment. Brack possède cependant un avantage qu'il saura mettre à profit : il connaît la peur qu'a Hedda du scandale.

Ibsen est à juste titre, l'un des auteurs de théâtre scandinaves les plus connus, avec le suédois August Strindberg, et construit grâce à cette pièce une oeuvre dérangeante par moments, oscillant souvent entre le sérieux dramatique et l'ironie grinçante, dont même l'humour ne peut faire oublier qu'elle est vouée au tragique. A mon avis incontournable (je peux la lire et relire sans modération :houhou:)
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Emeric
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Inscription : 04 septembre 2002, 09:49

Hedda Gabler [pièce de théâtre]

Message par Emeric »

Une critique plus que complète, beau travail :)
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